Strasbourg, le 27 mai 2025
Monsieur le Préfet,

A la suite des associations de Nancy, nous, associations de solidarité et citoyennes, organisations syndicales et citoyens engagés, vous interpellons avec gravité sur un projet de fermeture de 704 places d’hébergement sur les 1626 places1 jusqu’ici prévues pour des familles appelées « Ménages à droits incomplets » (MDI). La création de ces places par la préfecture date de 2015, la politique volontariste de la ville, ainsi que du Bas-Rhin, en matière d’hébergement d’urgence a, peu à peu, et grâce au dialogue entre la ville et l’État, inclus dans les dispositifs d’hébergement des étrangers qui contestent les refus de titre de séjour ou qui se trouvent dans des démarches de régularisation.
La rupture du dialogue entre collectivités locales et Etat2 et le durcissement de la politique migratoire en France ont aujourd’hui des conséquences dramatiques pour des centaines de personnes en grande précarité. Ce pro- jet de suppression de place d’hébergement s’inscrit dans une situation déjà critique, marquée par un manque manifeste de places d’hébergement d’urgence disponibles sur le territoire du Bas-Rhin3, ainsi que par la ces- sation de certaines prises en charge par le 115 de l’hébergement d’urgence via des hôtels ou des sociétés immobilières4 .Et pourtant les demandes de prise en charge ne cessent d’augmenter : 7647 demandes en 2023 contre 6327 en 20225, alors que 80 % des demandes n’aboutissent pas. 6
Et cela ne concerne pas seulement les personnes dépourvues de titre de séjour : « Les personnes avec des titres de séjour précaires n’ont pas accès à de l’hébergement d’insertion et ces ménages sont presque systématiquement rediririgés vers de l’hébergement d’urgence où seuls les plus vulnérables seront mis à l’abri »7 ; ces mots questionnent aussi le principe d’inconditionnalité de l’hébergement inscrit au Code de l’Action Sociale et des Familles (CASF), surtout pour des ménages avec des titres de séjour courts et/ ou autorisation provisoire de séjour.
Cette situation se répète dans le reste du département8 : à Sélestat 3 familles présentes en France depuis 5, 7, 14 ans, avec des enfants scolarisés bien intégrés, avec des adultes qui ont des promesses d’embauche dans des secteurs en tension, essuient des refus de titres de séjour, avec OQTF (Obligation à quitter le territoire) et se retrouvent à la rue : pour la préfecture le concept de Ménage à droits incomplets «n’existe pas». «Les per- sonnes bénéficient d’un droit au séjour sur le territoire français ou n’en bénéficient pas » résume la Sous-Préfète.
Les lois et les textes sur l’immigration s’enchaînent9 .Tout est de plus en plus compliqué, constatent les bénévoles associatifs qui accompagnent les personnes en migration : les demandes de titre de séjour se font quasi exclusivement en ligne, les demandes de renouvellement de titres de séjour n’obtiennent de réponses qu’après des mois et des mois d’attente, faute de réponses aux demandes, les récépissés de demande de titre de séjour s’accumulent, et sans titre de séjour, pas de travail, pas d’hébergement, l’insécurité est permanente, psychologique et matérielle.
Un droit bafoué : l’hébergement d’urgence est une obligation légale inconditionnelle
L’hébergement d’urgence n’est pas une politique facultative. Il s’agit d’un droit fondamental garanti par le Code de l’action sociale et des familles (CASF) :« Toute personne sans abri, en situation de détresse médicale, psychique ou sociale, a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence. »10
Ce droit est inconditionnel: il ne dépend ni de la composition familiale, ni de la situation administrative, ni de l’origine et ne saurait être soumis à des considérations exceptionnelles. Il s’applique également aux personnes étrangères sans titre de séjour ou visées par une OQTF.
Le Conseil d’État l’a rappelé dans sa décision du 22 décembre 202211: la seule situation administrative d’un étranger ne justifie pas l’exclusion de l’hébergement d’urgence. La continuité de l’hébergement est elle aussi inscrite dans le droit, interdisant les remises à la rue sans solution alternative adaptée, une fin de prise en charge ne saurait être conditionnée à l’acceptation d’un hébergement dans un dispositif de préparation au retour (DPAR), qui ne constitue ni un hébergement stable, ni une orientation conforme au CASF (article L. 345- 2-3). Une orientation vers un DPAR ne peut donc en aucun cas justifier une sortie du dispositif d’urgence, ni un refus d’accès à un hébergement.
Une politique du tri : les opérateurs sommés de choisir entre les vulnérabilités
Nous constatons que face à la pénurie structurelle de places d’hébergement, les opérateurs subissent une pression constante des autorités pour opérer des tris parmi les personnes à accueillir : priorisation des familles au détriment de personnes seules, refus des personnes sous OQTF, exclusion de certains profils considérés comme « non prioritaires », priorisation des situations de vulnérabilité12.
Cet état de fait place les professionnels dans une position moralement et éthiquement intenable, car contraints de choisir qui mérite un toit parmi les personnes, toutes en détresse. Juridiquement contestable, cette sélection crée des situations de maltraitance institutionnelle, épuise les équipes et sape la mission de protection que l’État est censé garantir.
La mobilisation des enseignants pour les enfants scolarisés dont les familles sont à la rue
Cette situation a des conséquences dramatiques pour les enfants qui sont scolarisés dans les établissements scolaires des communes de l’Eurométropole. Elle a entraîné la mobilisation des équipes enseignantes, des organisations syndicales de la profession et des associations de parents d’élèves. Elle met en tension les enseignants qui ne peuvent rester indifférents à la situation d’élèves qu’ils accueillent au quotidien et se retrouvent de fait sous la menace de sanctions judiciaires ou disciplinaires alors qu’ils ne font qu’exercer leur responsabilité d’enseignants en alertant sur les risques graves qui pèsent sur les élèves dont ils ont la responsabilité. Cette situation est inacceptable et ne saurait durer plus longtemps dans les écoles de notre département. Il est in- dispensable de garantir un toit aux familles dont les enfants sont scolarisés.
Un choix politique : le manque de places d’hébergement
Actuellement, ce sont plusieurs centaines de personnes qui sont maintenues dans une précarité extrême, invisibles, privées de leurs droits fondamentaux, dans un silence institutionnel assourdissant. Il s’agit de celles et ceux qui n’appellent même plus le 115, conscients qu’ils n’obtiendront aucune réponse, celles et ceux qui ont quitté les dispositifs ou qui s’apprêtent à le faire, le plus souvent sous la pression, et qui ne seront plus pris en charge; celles et ceux qui sont hébergés temporairement par des proches, des bénévoles ou des réseaux informels ; celles et ceux contraints à la rue ou aux squats dans des conditions indignes.
Au cours de l’année 2024, 23 personnes sans hébergement sont mortes dans l’agglomération de Strasbourg, selon le collectif Grain de sable. Parmi elles, plusieurs personnes étaient atteintes de lourdes pathologies.
En réaction à la pénurie de places d’hébergement et ce depuis plusieurs années, les squats et les campements se développent à Strasbourg: rien que pour les années 2024 et 2025 on note l’évacuation et le démantèlement de campements importants14:
- en avril 2024 au Heyritz et à Krimmeri avec 100 personnes dont certaines présentant des pathologies lourdes, selon Médecins du Monde
- fin juin 2024, le bidonville de Cronenbourg avec 50 personnes
- en août 2024 à Krimmeri avec plus de 150 personnes
- le 19 novembre 2024 à Krimmeri avec entre 250 à 300 personnes dont plus de 100 enfants
- le 11 février 2025 en plein hiver, le campement Eugène Imbs avec 250 personnes dont 85 enfants
Le manque de places d’hébergement ou l’instabilité des lieux préemptés n’est pas une fatalité, mais résulte de choix politiques ; si rien n’est fait, nous nous dirigeons vers une crise sanitaire et humanitaire, dont les plus vulnérables paieront le prix.
Nous demandons la mise en conformité immédiate avec la loi
Face à cette situation alarmante, nous vous demandons solennellement :
- d’abandonner le projet de suppression des 704 places d’hébergement d’urgence
- de garantir immédiatement une solution d’hébergement stable et digne pour toutes les personnes concernées
- de mettre fin à toute pratique de remise à la rue de personnes en détresse, quelles que soient leur situation administrative ou leurs perspectives juridiques ;
- d’augmenter significativement et durablement l’offre d’hébergement sur le territoire, à la hauteur des besoins réels;
- d’ouvrir de toute urgence des solutions d’hébergement supplémentaires pour répondre à la pénurie à venir
Nos associations et organisations syndicales constatent quotidiennement les conséquences de ces manquements sur les personnes concernées : aggravation de la détresse physique et psychique, rupture de suivi médical, déscolarisation d’enfants, isolement. Ces pratiques contreviennent aux principes fondamentaux de notre République et anéantissent évidemment les efforts des acteurs professionnels et bénévoles.
Monsieur le Préfet, ce que nous demandons n’est pas une faveur, mais le respect du droit : le droit à un hébergement digne ne peut être sacrifié sur l’autel des politiques migratoires. L’État ne peut être en contra- diction avec sa propre légalité. Il ne peut ignorer ni les textes qu’il a lui-même promulgués, ni la souffrance qu’il organise par son inaction.
Nous restons disponibles pour un échange avec vous et vos services et pour rechercher des solutions concrètes et humaines. Aussi, nous réitérons notre demande de pouvoir échanger avec vous-même ou vos services de façon régulière.
Veuillez croire, Monsieur le Préfet, à l’assurance de notre haute considération
Associations et Syndicats signataires du Collectif pour une autre politique migratoire : CASAS, la Cimade Strasbourg, le CCFD Terre Solidaire , Europe Cameroun Solidarité-Femmes du 3è Millénaire-Wietchip, LDH Strasbourg, La Vie Nouvelle 67, le MRAP Strasbourg, la Pastorale des Migrants, le SAF Strasbourg, Médecins du Monde, l’Union Départementale CGT67, la FSU67, l’Union syndicale Solidaires Alsace
1Rue 89 : À Strasbourg, l’État va mettre à la rue ou renvoyer des centaines d’étrangers en 2025, 5 mai 2025 2 Rue 89 : L’État remet à la rue des dizaines de familles à Strasbourg du 11/09/2024 3 Rue 89 : À Strasbourg, l’État va mettre à la rue ou renvoyer des centaines d’étrangers en 2025du 5 mai 2025 4 Rue89 le souligne dans un autre article du 25 mars 2025, ou les DNA du 27 mars 2025 (« Les jeunes et les seniors, cibles croissantes de l’héberge- ment d’urgence ) 5 SIAO 67 ,rapport annuel 2023 6http://prod-cuej.u-strasbg.fr/web-en-continu/le-nombre-de-personnes-sans-abri-toujours-en-hausse-dans-le-bas-rhin 7 SIAO 67, rapport n°3 : Quelle adéquation entre l’offre et la demande d’hébergement dans le Bas-Rhin ? novembre 2024 8 DNA : Menacée d’expulsion, une famille étrangère cherche un logement d’urgence, 07 avril 2025 9Le Monde : les décodeurs : Bien que la précédente loi sur l’immigration ait été promulguée il y a moins d’un an, le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a annoncé un texte pour le début de 2025. 14/10/2024 10 CASF : Article L. 345-2-2 du CASF 11Décision Conseil d’Etat n°45874, https://www.conseil-état.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2022-12-22/458724 12https://www.rue89strasbourg.com/tag/hebergement-d’urgence recensement d’articles sur l’hébergement d’urgence 13Ville de Strasbourg : La ville de Strasbourg lance un appel à la solidarité des propriétaires : https://www.strasbourg.eu/-/appel-a-la-solidarite-des- proprietaires, 20 janvier 2025 ;-30 familles ont ainsi pu être mises à l’abri mais le patrimoine disponible est en voie d’épuisement et 12 signalements n’ont pas trouvé de places. Rue89 : Monsieur le Préfet, que font ces enfants dans la rue ? 15/01/2025-Le préfet du Bas-Rhin garde un silence glaçant alors que des enfants dorment dehors à Strasbourg par des températures négatives. France3 régions : la Mairie de Strasbourg appelle les propriétaires à ouvrir leurs logements face une hausse sans précédent des signalements d'enfants à la rue scolarisés dans ses établissements et malgré le plan Grand Froid ; https// , 20 janvier 2025--selon la municipalité près de 1000 personnes sont mises à l’abri chaque nuit à Strasbourg. Elles sont hébergées dans le patrimoine vacant BFMTV : https://wwwbfmt.com-Alsace, une enseignante convoquée, Il y a 7 jours une enseignante strasbourgeoise a été convoquée par la direction académique en raison de son engagement pour venir en aide à une famille à la rue, 15 mai 2025 14 France3 -France info : Évacuation de deux squats à Strasbourg : une centaine de personnes concernées, certaines dans un état de santé grave, Lou Vincent ,19/04/2024 France3 -France info : Le bidonville situé aux abords de l'autoroute à Strasbourg a été évacué dans le calme Cécile Poure,28/06/2024 France3 -France info : campements de sans-abris : du démantèlement au retour à la rue, un problème sans fin pour les personnes isolées, Lou Vincent, 09/08/2024 14 France3 -France info : Évacuation de deux squats à Strasbourg : une centaine de personnes concernées, certaines dans un état de santé grave, Lou Vincent ,19/04/2024 France3 -France info : Le bidonville situé aux abords de l'autoroute à Strasbourg a été évacué dans le calme Cécile Poure,28/06/2024 France3 -France info : campements de sans-abris : du démantèlement au retour à la rue, un problème sans fin pour les personnes isolées, Lou Vincent, 09/08/2024 France3 -France info : Evacuation du plus grand campement de sans- abris de Strasbourg à la Meinau, Victor Combala,19/11/2024 Rue89 : Le tribunal administratif ordonne l’évacuation des personnes sans-abri du parc Eugène Imbs, Pierre de France11/02/2025 France3 -France info : Evacuation du plus grand campement de sans- abris de Strasbourg à la Meinau, Victor Combala,19/11/2024 Rue89 : Le tribunal administratif ordonne l’évacuation des personnes sans-abri du parc Eugène Imbs, Pierre de France11/02/2025
Auteur: Région Grand Est